Open Lande a rencontré Pierre-Henri Gouyon, biologiste spécialiste des sciences de l’évolution, professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle et membre du Conseil scientifique de la Fondation pour la Nature et l’Homme. Il nous explique comment le vivant est entré dans une dynamique d’effondrement. Et comment nous pourrions enrayer celle-ci. À condition de provoquer un puissant sursaut citoyen.
Pierre-Henri Gouyon
Une interview réalisée en partenariat avec la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme
Open Lande – Vous dites que l’équilibre dynamique entre l’apparition d’espèces nouvelles et d’espèces anciennes est bouleversé. C’est l’un des grands enjeux de la biodiversité aujourd’hui. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste ce déséquilibre ?
Pierre-Henri Gouyon – Oui, la difficulté c’est qu’on se forme l’esprit quand on est un humain pendant toute la première partie de sa vie. On entend parler de la Genèse bien avant d’entendre parler de Darwin. Et donc la première image qu’on a de la création du vivant, c’est une image de création stable. Et même si on entend parler de Darwin après, cette vision, statique, de la biodiversité s’est imprimée dans notre culture et on a beaucoup de mal à s’en défaire. D’où l’idée que ce qu’il faudrait, c’est garder les choses et ne pas laisser les espèces s’éteindre. Or, les espèces s’éteignent inévitablement. Des formes vivantes sont remplacées par d’autres. C’est un processus dynamique complexe.
On constate actuellement que ce processus dynamique ne fonctionne pas. Cette dynamique du système est entrée dans ce que l’on appelle une dynamique d’effondrement. Pour le moment, c’est plus un effondrement démographique qu’un effondrement en terme de nombre d’espèces. C’est-à-dire que quand on dit “70% des insectes ont disparu en Europe dans les dix dernières décennies, en réalité c’est 70% de la biomasse, non des espèces”. Mais si cela continue ainsi, effectivement les espèces s’effondreront.
On est dans cette dynamique négative et la solution n’est pas de congeler la diversité. La solution est de redonner de la dynamique au système. C’est un peu plus compliqué. Ce ne sont pas du tout les mêmes procédures qui doivent être mises en œuvre.
On est au début de la dynamique, selon vous ?
P-HG – Disons qu’on est encore dans une période où j’espère que les phénomènes sont réversibles. Tant qu’il reste des organismes en quantité suffisante, ils doivent être capables de régénérer de la biodiversité. Le jour où l’on entrera dans les périodes d’extinctions massives, c’est-à-dire que vraiment les espèces se mettront à s’éteindre les unes après les autres, en cascade, là, on arrivera dans une phase d’irréversibilité. Alors, je ne suis pas sûr qu’il sera encore possible de faire quoi que ce soit.
Pour l’instant, il n’y a pas encore d’extinctions massives ?
P-HG – Voilà, on ne peut pas dire qu’il y a des extinctions massives. Il y a une diminution massive d’effectifs. Mais il n’y a pas d’extinction massive.
Si on met cela en perspective historique et si l’on compare aux grandes crises d’extinction dans le passé, est-ce que celle que l’on s’apprête à connaître sera plus importante ?
P-HG – Par rapport aux grandes crises du passé, je pense que celle que l’on s’apprête à connaître est comparable. Dire que cela s’éteint plus vite ou moins vite qu’à telle période paléontologique, je pense que c’est une plaisanterie. On n’a pas le nombre d’extinctions annuelles dans ces périodes-là. On a une moyenne sur des durées assez grandes. La paléontologie ne travaille pas année par année et donc bien entendu, on ne peut pas comparer les données qu’on a actuellement sur des périodes courtes, à des données qui existent dans la paléontologie sur des périodes beaucoup plus longues. Quand on dit que quelque chose a été rapide en paléontologie, on parle en centaines ou dizaines de milliers d’années. On n’est pas du tout dans les mêmes gammes de temps. Donc comparer la vitesse actuelle avec la vitesse passée, je pense que ça n’a pas de sens. Mais on est dans un processus comparable, disons, en tout cas sur les résultats globaux qui vont se produire. Et c’est cela qui est important.
Pour finir sur les enjeux, vous évoquez les espèces “clés de voûte”. Pouvez-vous définir ce qu’est une espèce clé-de-voûte et quelles sont les principales menacées aujourd’hui ?
P-HG – Quand on réfléchit au fonctionnement d’un écosystème, on voit que certaines formes vivantes – je n’aime pas trop le mot espèce parce que ça peut être des groupes d’espèces ou des variétés dans les espèces, l’espèce c’est juste un niveau hiérarchique parmi d’autres dans la diversité –, donc certaines formes vivantes ont des caractéristiques qui font qu’elles sont essentielles pour le maintien de l’écosystème tel qu’il est. Maintenant, à un moment donné, telle ou telle espèce ou tel groupe d’espèces – souvent d’ailleurs c’est plus un genre qu’une espèce – va être essentiel pour que l’écosystème se maintienne. Si jamais ces formes-là disparaissent, il va y avoir des tas d’autres formes qui ne pourront plus vivre à cause de ça. Évidemment, si ces autres formes disparaissent, d’autres formes qui profitaient de ces autres formes disparaîtront aussi. Il y a des effets de cascade.
Donc une espèce “clé-de-voûte” c’est une espèce qui… Une clé-de-voûte en architecture, c’est la pierre qui tient en haut de la voûte. Si vous l’enlevez, la voûte s’effondre. Eh bien c’est la même image. Il y en a certaines qu’on connaît, comme les ficus en milieu tropical. Il y en a d’autres qu’on ne connaît sûrement pas et je serais très inquiet si on s’amusait à faire une liste des espèces clé-de-voûte pour dire : “celles-là il faut les garder et puis les autres ce n’est pas grave”. Primo, ce serait compliqué ; secundo, on risquerait de se tromper et puis tertio, il peut y avoir des groupes d’espèces donc on est dans des systèmes beaucoup trop complexes pour être résumés à des considérations telles que : “il y a trois clés-de-voûte, tant qu’elles sont là, tout tient et si elles sont plus là, ça ne tient pas”.
Je pense qu’il faut avoir conscience du fait que tout cela est un phénomène dynamique et complexe. On ne gérera pas ces systèmes-là, ni en essayant de les figer, ni en les simplifiant et en croyant qu’il suffit d’actions simples. Il faut gérer la complexité, ne pas croire qu’on va pouvoir agir individuellement sur chaque élément et maintenir le tout comme ça.
Où se situent les points de blocage de nos sociétés ? On sait bien que l’une des principales causes de ce déséquilibre est l’activité humaine, particulièrement occidentale.
P-HG – Le système est entré dans une dynamique d’effondrement. C’est-à-dire que la dynamique du système va vers l’implosion et pas vers le maintien d’un mouvement stable. Les causes de cet effondrement sont indéniablement humaines. On peut dire que les occidentaux ont un rôle planétaire, car ce sont les occidentaux qui ont fabriqué la mondialisation. Ce ne sont sûrement pas les seuls à être capables de faire ce genre de bêtises.
L’un des auteurs qui a travaillé là-dessus, Jared Diamond, a écrit un livre qui s’appelle “Effondrement”, dans lequel il prend l’exemple de l’île de Pâques. On peut se demander ce qu’avaient dans le crâne les types qui ont coupé les derniers arbres pour monter leurs fameuses statues. Après quoi, ils n’avaient plus un seul arbre et leur société a dû s’éteindre. Or, ce n’était pas des occidentaux typiques en tout cas. Donc, il n’y a pas que les occidentaux qui sont capables de faire des bêtises. Mais on sait aussi que dans certaines autres cultures, l’intégration de ce qu’on appelle, nous, “la nature” dans l’humanité – c’est à dire qu’il n’y a pas de séparation entre l’humain et le naturel pour d’autres cultures – a permis de “jardiner” la forêt amazonienne par exemple et de favoriser la diversité. Selon les cultures, on a des actions positives ou négatives sur la biodiversité. Ça on le sait.
A l’heure actuelle, notre société est donc dominée par une certaine économie occidentale, qui prétend être la seule possible en plus et qui est totalement destructrice de l’environnement. Comme l’a fait remarquer Jared Diamond, au fond avant, il y avait des sociétés qui géraient leur environnement de façon catastrophique comme celle de l’île de Pâques et qui disparaissaient. Celles qui la géraient correctement, elles, se maintenaient. Cela a fait une espèce de sélection entre les sociétés pour celles qui étaient capables de gérer leur environnement correctement. Aujourd’hui, avec la mondialisation, le problème c’est qu’on n’a plus qu’une seule société à l’échelle planétaire presque. Du coup, si elle se casse la figure, ce sera une très grosse chute, plus grave que celle de l’île de Pâques. Donc on peut effectivement s’inquiéter de cette façon dont notre culture gère la nature, dont nous sommes une partie, et dont nous croyons pouvoir nous abstraire.
Il y a évidemment aussi des enjeux climatiques…
P-HG – Alors on parle de biodiversité : ici, il y a les aspects changement climatique, moi je parle de changements globaux. “Global change” c’est une expression qu’on a un peu oublié alors qu’en réalité c’est beaucoup plus intelligent de parler de changements globaux qui incluent la biodiversité, l’appauvrissement d’un certain nombre de sols, le climat et toute une série de choses plutôt que de séparer chaque élément parce que la biodiversité et le climat, par exemple, interagissent. Il y a plein de boucles de rétroaction et c’est tout ce système-là qu’il conviendrait de revoir dans notre culture.
D’un point de vue politique, quels sont les principaux freins ou au contraire les points de levier que l’on peut pointer ?
P-HG – Il y a un truc qui ne va indéniablement pas, c’est qu’on a mis en avant un système économique dont on prétend que c’est le seul possible et ça, je trouve ça absolument hallucinant. Tous les dirigeants nous disent les uns après les autres qu’il n’y a pas d’autre manière de faire et ce système économique conduisant à des gens de plus en plus riches qui ne font attention à rien et les autres de plus en plus pauvres qui n’ont pas les moyens non plus de faire attention à grand chose, le résultat étant que tout se dégrade.
J’avais un ami économiste, qui était d’ailleurs au Conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot à l’époque. Il s’appelait Bernard Maris et il a été assassiné puisqu’il faisait partie de la rédaction de Charlie Hebdo. Il avait l’habitude de dire que l’économie c’est de l’idéologie mise en équations. En réalité, quand un économiste vous montre une équation et vous dit : “C’est comme ça que ça marche”, il vous dit ça dans un système idéologique donné. Dans d’autres systèmes économiques, on aurait une autre économie. Il n’y a pas que l’économie de marché, c’est une idéologie l’économie de marché mais il y en a d’autres. C’est drôle parce que quand j’étais étudiant, qu’on apprenait l’économie, la plus grande partie des cours d’économie c’était l’économie marxiste. A l’époque, c’était celle-là la bonne. Donc les économistes se succèdent, racontent tous que c’est leur système le bon et les autres le mauvais.
Tant qu’on sera sur cette foi, aveugle, dans le fait qu’il existe un seul système économique possible et que ce système économique demande une croissance globale du PIB et donc de l’utilisation des ressources naturelles et qu’il demande une augmentation constante des innovations technologiques les plus folles, je pense qu’on n’a aucune chance de régler ces problèmes.
Le pire étant les gens qui prétendent que c’est justement cette croissance et cette folie technologique qui vont régler les problèmes de changements globaux; la fameuse ingénierie climatique où les gens nous disent qu’ils vont mettre des particules dans l’atmosphère pour arrêter le réchauffement ou ceux qui nous disent qu’ils vont ressusciter des mammouths pour refaire de la biodiversité. C’est une méconnaissance totale de ce qu’est qu’un système complexe, parce que les visions technologiques souvent ce sont des visions très réductrices qui ne regardent que les morceaux des systèmes et qui ne regardent pas l’ensemble. On oublie la complexité des systèmes et on prétend régler des problèmes globaux en jouant avec des petits morceaux et ça c’est juste l’inverse de ce qu’il faut faire.
Les points de levier seraient-ils davantage au niveau citoyen ?
P-HG – Je pense que les actions qui pourront être utiles seront nécessairement citoyennes. Elles ne viendront certainement pas des dirigeants, qui sont trop bien installés dans leur situation pour être prêts à changer quoi que ce soit. Le problème, c’est que les citoyens sont aussi relativement bien installés pour beaucoup d’entre eux, dans un petit confort qu’ils ne sont pas prêts d’abandonner pour traiter de problèmes globaux.
Personnellement, je n’imagine pas qu’il y aura une vraie prise en main de ces questions sans qu’il y ait des catastrophes majeures. Tant que les gens auront l’impression qu’ils peuvent s’en sortir comme ça, ça ne bougera pas. Il y aura des mouvements qui donneront l’exemple mais qui ne seront pas suivis. Le jour où il y aura des problèmes suffisamment graves, peut-être qu’on se mettra à dire : “ah, oui, c’est celui-là qui avait raison” et on ira regarder ce qu’ont fait ces minorités. Mais je pense que ces minorités resteront des minorités tant qu’il n’y aura pas une nécessité de changer le système.
On a modifié l’environnement de telle façon que les capacités de différenciation, de production de diversité du monde vivant sont terriblement handicapées. Le résultat, c’est que les zones de possible fonctionnement de la biodiversité sont devenues de petits îlots perdus dans un océan inhabitable. Ce qui créer des extinctions locales puisque chaque îlot va pouvoir perdre un certain nombre de possibilités. Comme il n’y a pas de connexions, tout ça va s’éteindre doucement et on va avoir l’extinction d’une population à un endroit, l’extinction de la même population ailleurs. Dans un système normal, les unes recoloniseraient les autres alors que dans un système aussi structuré, il n’y a plus rien qui recolonise et tout s’éteint doucement.
La première chose à faire si on veut redonner de la dynamique au système, c’est de reconnecter les écosystèmes entre eux. Ça a été pour moi le premier succès de cette vision dynamique de la biodiversité au Grenelle de l’environnement de lancer les trames vertes et bleues qui seront vraiment des outils majeurs si on veut que les fonctionnements des systèmes puissent redonner de la dynamique à l’ensemble et en tout cas limiter l’effondrement qu’on est en train de subir. Est-ce que ça suffira? Je ne pense pas, il faudra aussi se débrouiller pour que l’agriculture soit moins destructrice. Penser la biodiversité, en France métropolitaine, avec un ministère de l’environnement qui s’occupe des zones dites plus ou moins sauvages et laisser l’agriculture la plus destructrice sur l’immense majorité des surfaces, c’est carrément pas sérieux.
Si on doit repenser le système agricole, quelles sont les pistes les plus intéressantes ? Quand on parle d’agroécologie, de permaculture, est-ce que ce sont des voies d’avenir pour l’agriculture selon vous ?
P-HG – Pour moi le seul avenir possible pour l’agriculture c’est l’agroécologie, la permaculture. Il faut bien comprendre qu’on a… On a eu des moments où on a eu des politiques qui ont été volontaristes et qui ont dit : “Voilà, il nous faut ça on va le faire”. Au sortir de la guerre, de la dernière Guerre mondiale disons au milieu du XXe siècle, il y a eu une politique volontariste qui a dit : “On a besoin de gens dans les usines. Les gens pour le moment sont à la campagne. On va vider les campagnes, on va les mettre dans les villes et ça fera des ouvriers pour les usines”. On l’a fait avec efficacité. Ce qui est incroyable, c’est qu’une fois qu’on n’a plus besoin de gens pour les usines – et Dieu sait si l’on n’en a plus besoin aujourd’hui, si jamais toutes les usines ferment et que tous les gens se retrouvent au chômage, on ne sait plus quoi en faire… – l’idée que c’était peut-être utile à ce moment là mais que ce n’est sûrement pas ce qu’il faut continuer à faire, elle ne vient pas aux dirigeants.
Aujourd’hui, on aurait besoin de la même politique volontariste mais dans l’autre sens pour dire : “Maintenant, les gens dans les villes on en a beaucoup trop, à la campagne, il n’y en a pas assez. Chaque agriculteur est censé cultiver des surfaces immenses et du coup, il ne peut le faire qu’avec une mécanisation massive, des produits chimiques massifs, etc. Arrêtons absolument cette folie. Remettons les gens à la campagne. Refaisons des exploitations agricoles de taille humaine, dans lesquelles il y aura du monde. Évidemment, si on veut faire de l’agriculture durable, il faut qu’il y ait des gens dans les champs. Vous ne pouvez pas faire ça avec un type qui cultive 1000 hectares, ce n’est pas possible d’être durable avec ce genre de choses-là. Il faut absolument revoir notre politique de rapport entre la ville et la campagne, notre politique démographique, notre politique d’aide à l’agriculture. Tout ça c’est faisable. Simplement il faudrait qu’il y ait des gens qui se disent qu’ils vont le faire et actuellement, il y a des lobbys qui trouvent que ça ne serait pas une bonne idée de le faire donc pour le moment, il n’y a aucun espoir que ça puisse se faire étant donné les dirigeants dont on dispose.
Plus les citoyens seront conscients de la situation, plus ils sauront qu’il y a des solutions, plus ils seront capables de réagir le jour où ils se rendront compte que ça ne peut pas continuer comme ça et moins on aura besoin d’une catastrophe énorme pour que ça change. Je ne crois pas qu’on pourra faire l’économie d’une catastrophe mais je pense qu’on peut travailler à préparer l’après-catastrophe, parce que si il y a une catastrophe, il faudra réagir vite et bien. Je pense qu’il est donc extrêmement important de favoriser tous les systèmes qui permettent de régler ces problèmes, d’informer au maximum les citoyens de la situation, de façon à ce qu’ils soient capables de réagir le jour où ils se rendront compte qu’ils en ont vraiment besoin.